Pour les moines celtes, les voies du Ciel sont pavées de douleur

Tiré de Historia N°632, août 1999

par Liliane Crété
Historienne de la Réforme, auteur de plusieurs ouvrages sur la religion.

L'arrivée de saint Patrick au Ve siècle marqua la fin des pratiques païennes et ouvrit l'ère du christianisme. Issus des traditions druidiques, les premiers moines irlandais mènent une vie de solitude et de contemplation, mais surtout de mortification des chairs.

La félicité passe par le martyre.

Le Christianisme irlandais se développa sur un terrain fortement marqué par la religion des druides, détenteurs et gardiens de la vision prophétique, des sacrifices, du calendrier rituel et des lois.
Saint Patrick, qui évangélisa les Irlandais au Ve siècle, sut parfaitement exploiter l'imagination celtique pour asseoir les fondements de la religion nouvelle, et en quelque trente ans, il fit de ce peuple païen, ou à peine touché par le christianisme, un peuple saint.
En raison de la situation géographique de l'Irlande, aux confins de la chrétienté occidentale, et du fait de l'absence de la centralisation romaine, l'Église irlandaise se bâtit sur le système des tuaths ou clans.
De plus, l'île ne possédant aucun centre urbain, l'évêque n'y fut qu'un « surveillant » sans grande influence, qui perdit rapidement ses fonctions administratives tandis que se développaient un peu partout de grands monastères entourés de leur domaine.

L'Église irlandaise fut monastique, comme d'ailleurs toutes les Églises celtes.

Avec le goût du martyre, le besoin de lointaines pérégrinations et le sens du merveilleux firent son originalité.
Il n'y eut pas de transition brutale entre la religion ancienne et la nouvelle, et les anciens dieux et déesses celtes trouvèrent aisément leur place dans le panthéon des saints chrétiens.
Ainsi en fut-il de la déesse Gobneit, pour qui les abeilles étaient sacrées; d'autres déesses irlandaises, « endormies dans la mort », furent invoquées puis mariées au « Christ notre époux ».
Brigid, sainte femme du Ve siècle, semble avoir possédé tous les attributs de la triple déesse celtique: elle devint la patronne de l'âtre, du foyer, des sources et des guérisons; son monastère fut construit autour du feu sacré de Kildare, dont la flamme ne cessa d'être ranimée jusqu'à l'invasion normande du XIIe siècle.
Saint Fintan de Cloneenagh, considéré comme le véritable initiateur de la tradition monastique irlandaise, préconisa une forme de vie proche de celle de l'ancienne religion tandis que saint Columcille construisait son premier monastère la nef pointée vers l'ouest, contrairement à la tradition chrétienne, dans la clairière d'un bois sacré situé sur la péninsule de Derry, et il refusa de couper les vieux chênes.

Les récits de sa vie font maintes allusions aux rites et pratiques druidiques.

Suivant également l'ancienne tradition, les ermites irlandais bâtirent souvent leur hutte autour de reliques sacrées.
De même, la coutume de se rassembler sur les grands centres tribaux se poursuivit.
Les fêtes de la moisson, en divers endroits, devinrent des fêtes en l'honneur d'un saint, nouveau héros celte.
Nous savons d'autre part que certaines fondations ont été établies sur des lieux de culte celtiques, et près de Cork où selon la tradition, la croix chrétienne a été vue pour la première fois, deux croix celtiques ont été gravées sur les côtés d'une pierre phallique, et une troisième, plus en relief, sur sa face supérieure.
Dans les ermitages les plus anciens, on trouvait généralement un oratoire, une pièce d'habitation rudimentaire, qui dans l'ouest de l'Irlande est un clochan - alvéole réalisé en pierres sèches -, la tombe du saint fondateur, et parfois une chambre d'hôte.
St Cuthbert (enluminure du 12e).jpg
St Cuthbert (enluminure du 12e).jpg

Enluminure du XIIe siècle représentant saint Cuthbert.
Il vécut sur la petite île de Farne, dans un isolement dont il ne sortait que pour recevoir d'occasionnels visiteurs.


Certaines constructions étaient en bois.

Bède le Vénérable écrit que des églises étaient construites « non en pierre mais en chêne équarri et couvertes de chaume », et un moine anonyme du Xe siècle dit, en parlant de sa propre butte: « [_] J'ai une butte dans le bois, personne ne la connaît que mon Seigneur: un frêne d'un côté, un noisetier de l'autre, un grand arbre sur un tertre la protège.»
L'isolement et la pénitence étaient ce que recherchaient les saints irlandais et leurs émules, et ceux qui vivaient dans de grands monastères, ou qui se faisaient missionnaires reprenaient de temps à autre le chemin de leur ermitage pour se retirer dans la plus profonde solitude sur une île, ou sur un promontoire, ou au coeur d'une forêt.
Puis ils retournaient vers leur communauté, ou reprenaient leur travail missionnaire, Saint Cuthbert, par exemple.
Lorsque la vie monastique lui pesait trop, dit Bède le Vénérable, son biographe, il se retirait dans la solitude de la vie anachorétique « et pour la douceur de la divine méditation, tenait sa langue silencieuse, se gardant de tout bavardage humain ».
Ainsi partit-il un jour pour la petite île de Farne, où personne n'avait osé habiter avant lui « à cause des esprits mauvais qui y résidaient ».
Il se bâtit dans le rocher une hutte, éleva un mur de pierre, assisté par des anges; puis il construisit une maison pour les visiteurs au lieu d'accostage, et creusa un puits dans sa propre hutte, cette fois avec l'aide de frères.
Une fois installé, il put enfin vivre comme il le souhaitait, dans un isolement dont il ne sortait que pour recevoir d'occasionnels visiteurs.
« Il était tellement renfermé dans ses pensées, dit Bède, qu'il restait parfois plusieurs mois sans retirer ses guêtres de cuir.»
Parfois encore, il gardait ses souliers d'une Pâque à l'autre, ne les ôtant que pour le « lavement des pieds qui avait lieu lors de la Cène du Seigneur ».

Dans la Vita de saint Cuthbert, les miracles abondent.

Un matin, alors qu'il sortait de l'eau glacée où il avait passé la nuit en prière, deux loutres vinrent auprès de lui, soufflèrent sur ses pieds pour les réchauffer et les essuyèrent de leur fourrure.
Il semble que les anachorètes avaient tous des animaux favoris: loutres, hiboux, chats, oiseaux.
L'ermite Paul, que saint Brendan rencontra au cours de son long voyage à la recherche du paradis, était nourri trois fois par semaine d'un poisson apporté par une loutre.
Saint Ciaran eut pour premiers disciples un ours, un renard, un blaireau, un loup, un cerf.
Christ a la barbe rousse et aux yeux verts (Livre de Kells).jpg
Christ a la barbe rousse et aux yeux verts (Livre de Kells).jpg

Le Christ à la barbe rousse et aux yeux verts entouré de quatre anges.
Un des chefs-d'oeuvre de l'art médiéval.
Enluminure extraite du Livre de Kells.


Avec les anges, les bêtes étaient leur seule compagnie.

L'idéal contemplatif est assurément à la base du monachisme celte. Or la contemplation ne peut être atteinte que dans l'intimité solitaire avec Dieu. À cause de son union avec Dieu, l'ermite irlandais était étroitement uni aux anges. Cuthbert n'est pas le seul à avoir trouvé assistance auprès d'eux.
Les anges intervenaient dans la vocation de l'ermite, ils le guidaient dans le choix du lieu de sa demeure; ils le visitaient et le consolaient; ils le soutenaient dans la tentation, chantaient pour lui et avec lui; ils étaient présents à sa prière, et l'assistaient en sa maladie.
On dit même que la règle de saint Brendan lui aurait été dictée par un ange, mais de cette règle merveilleuse, il n'y a plus de trace aujourd'hui.
Pour les moines vivant dans un monastère, l'idéal contemplatif ne pouvait se réaliser que dans le cadre de la communauté et selon la règle instaurée par l'abbé, même s'ils avaient une hutte à l'écart.
Les règles rédigées en latin étaient en prose, celles écrites en irlandais en vers.
Celle de saint Comgall, de Bangor, vaste monastère comptant jusqu'à trois mille moines, témoigne en quelques mots de la piété de la vie monastique irlandaise « Voici ce qui est le mieux de la Règle: aimez Christ; haïssez la fortune.
Consacrez-vous au Roi du Soleil [Dieu]; et soyez bons envers les hommes.» Comgall est resté célèbre pour la sévérité de sa règle.
Ainsi, il interdisait à ses moines de boire du lait, seule l'eau était permise; pour toute nourriture, un repas par jour, pris le soir, constitué de légumes et d'un morceau de pain.
De plus, les moines jeûnaient fréquemment.
Il y avait trois grands jeûnes par an : avant Noël, avant Pâques, après Pentecôte; et tout au long de l'année, le mercredi et le vendredi étaient jours de jeûne.
La règle du silence était rigoureuse et tout manquement durement puni.
Saint Colomban, qui fut moine à Bangor, reprit à son compte tous ces règlements.
Écrite à Luxeuil pour les moines gaulois, la règle de saint Colomban porte en effet l'empreinte des traditions ascétiques irlandaises. Elle comprend deux traités.
Le premier est la regela monachorum, dont les prescriptions essentielles portent sur l'obéissance, la pauvreté, le silence, le jeûne et l'abstinence des légumes verts ou secs et du pain, une fois par jour, sont la seule nourriture prévue « afin que le ventre ne soit pas chargé et l'esprit pas étouffé ».
Le jeûne apparaît non seulement perpétuel, mais un jeûne aggravé est l'une des pénitences les plus usuelles.
Le second traité, la regela coenobiadis, est un code de la vie en communauté, dans lequel on peut lire: « Que le moine vive dans le monastère sous la loi d'un seul et dans la compagnie de plusieurs, pour apprendre de l'un l'humilité, des autres la patience. Qu'il ne fasse pas ce qu'il veut. Il doit manger ce qu'on lui commande, ne posséder qu'autant qu'il reçoit, obéir à qui lui déplaît. Il n'ira chercher son lit qu'épuisé de fatigue; il faut qu'il s'endorme en s'y rendant, qu'il en sorte avant d'avoir achevé son sommeil. S'il a souffert une injure, qu'il se taise qu'il craigne son supérieur comme Dieu, qu'il l'aime comme un père. Il ne jugera pas la décision des plus anciens; son devoir est d'obéir et d'accomplir les commandements selon cette parole de Moïse: "Écoute Israël, et tais-toi".» La regela coenobialis apparaît comme un livre de sanctions pénales concernant les fautes commises tant en pensée qu'en action. Ainsi peut-on lire: « Si quelqu'un pèche par pensée, à savoir qu'il a envie de tuer, de forniquer, de voler, de manger en cachette, de s'enivrer, de frapper autrui, de trahir ou de commettre quelque action de ce genre, il jeûnera au pain et à l'eau six mois ou quarante jours, suivant la gravité des actes qu'il s'est proposé de commettre. Et si quelqu'un s'est laissé entraîner à commettre des actes tels que l'homicide ou la sodomie: dix ans de pénitence. S'il fornique une fois seulement: trois ans de pénitence; s'il fornique plus souvent: sept ans de pénitence. Le voleur lui, est condamné à jeûner pendant un an; le parjure pendant sept, celui qui s'enivre jusqu'à vomir ou qui, repu, vomit l'Eucharistie est puni de quarante jours de jeûne ».
Colomban, par ailleurs, prescrivait une confession au moins journalière avant le repas pour ses moines, et même, pour les vierges, une confession trois fois par jour à l'abbesse.

Au confesseur fut donné le joli nom d'anmacha, « ami de l'âme ».

Longues prières, jeûnes accrus, mortifications, sont dans la pure tradition des pénitentiels irlandais et accroissent, il faut bien le dire, les rigueurs d'une règle déjà très sévère, mais qui va dans le sens du goût, je serai tenté de dire de la passion, que les moines celtes ont pour le martyre.
Saint Patrick, dans ses Confessions, avouait son désir ardent de « boire au calice du Christ», c'est-à-dire de mourir du « martyre rouge», celui du sang.
Mais comme il n'y avait pas de persécutions religieuses en Irlande, les moines durent se résigner au « martyre blanc » et au « martyre vert », auxquels ils accédaient par des pratiques ascétiques si rudes qu'elles mettaient véritablement le corps au supplice.
Ainsi, pour combattre les ardeurs de la concupiscence, les moines se plongeaient dans des étangs glacés, ou dans les lacs, ou dans la mer, et priaient pendant des heures les bras en croix. Ce qu'on appelait le martyre blanc.
Ces pratiques pour saint Colomban, n'avaient d'autre but que de procurer « la félicité du martyre ».
Elles permettaient aussi, aux moines, assurément, de triompher des tentations de la chair.
Le martyre blanc est lié à la chasteté comme le martyre vert l'est à pénitence.
Celui-ci consistait à se soumettre aux immersions nocturnes, à des jeûnes noirs, au cours desquels tout aliment de couleur blanche était interdit, à des veilles passées en prières, toujours les bras en croix, ou sur un lit d'ortie, ou de coques de noix, ou même dans un tombeau avec un cadavre.
IL semblerait que le vert fut la couleur du deuil en Irlande, sans doute parce que cette couleur rappelait la tombe sous l'herbe verte.
Au travail et à l'étude, les moines irlandais passaient ainsi leurs jours, et des monastères irlandais sortirent des chefs-d'oeuvre de l'art médiéval dont témoignent les enluminures sublimes du Livre de Kells, avec ses entrelacs délicats, ses couleurs admirables et son Christ à la barbe rousse et aux yeux verts - aussi celte que son auteur.

LILIANE CRÉTÉ


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